Jacques Bertin
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Jacques Bertin
Jacques Bertin fut notre second poète invité après Pierre Dhainaut mais cette rubrique n'a plus lieu d'être sur un site qui contient une anthologie subjective de plus de 50 poètes. Il rejoint donc sa place amplement méritée dans cette rubrique. N'en déplaise aux cuistres qui font la moue devant les trouvères d'aujourd'hui...
Né à Rennes (la plus belle) en 1946, Jacques Bertin, après des études à l'Ecole de Journalisme de Lille, s'installe à Paris en 1967. Cette année-là, il enregistre son premier 30 cm (Corentin) qui obtient le Grand Prix du Disque de l'Académie Charles-Cros. On l'annonce alors comme un grand dans la lignée des Brassens, Brel ou Ferré...
Cela fait plus de 35 ans, depuis mes belles années rennaises, que la poésie de Jacques Bertin m'accompagne et que je le considère comme un vrai poète de notre époque, ce à rebours des clichés modernes qui ont pu enfermer la chanson dans un art mineur. Au Moyen-âge, les trouvères et troubadours promenaient leur voix et leurs textes de château en château. Depuis, le "chant" a été remplacé par "l'écriture" (parfois si prétentieuse et gratuite qu'elle en devient proprement illisible). Nombres de poètes cul-serré jugeront donc Bertin avec une condescendance certaine : sa poésie ne serait pas à la hauteur de leurs mots, de leurs "artifices de langage" et "jongleries de formule". Lui, il a simplement trouvé la "loi des cœurs" ("Assez de jeu de langue, d’artifices de syntaxe, de jongleries de formules, il y a à trouver maintenant la grande Loi du cœur."Antonin Artaud). Je tiensainsi Paroisse (voir plus loin)pour un grand texte qui restera quand seront effacés depuis longtemps les petits graffiti de laboratoire.
Dans le domaine de la chanson, cet admirateur de Félix Leclerc et de René-Guy Cadou s'est toujours tenu en marge, loin de la crétinisation ambiante, ne supportant aucune compromission aux modes et aux artifices et c'est la raison pourlaquelle son talent n'a pas été reconnu comme il aurait pu l'être. Ainsi, son existence artistique a toujours été précaire et il a dû même pendant un temps reprendre son métier de Journaliste à "Politis". Toute cette intégrité l'honore.
J'ai reçu de Jacques il y a un peu plus d'un an un superbe recueil Blessé seulement (éditions l'Escampette, 2005 déjà) dont vous trouverez ci-après quelques extraits. Il m'avait envoyé aussi pour l'occasion deux C.D (ça tombe bien on m'avait volé ses C.D en 2002...).
Blessé seulement : un recueil à faire pâlir bien des "notables" de la poésie.
On pourra lire sur Jacques Bertin le bel hommage que lui rend l'ami Christophe Dauphin dans un numéro récent des "Hommes sans épaules".
Vous pourrez trouver sa bio, sa biblio et ses différents disques sur son site :
http://velen.chez-alice.fr/bertin/index1.htm
Vosu pourrez retrouver aussi un beau coup de gueule que Jacques avait poussé dans Politis au sujet d'un "cul très médiatique" dans les archives de ce même site
Paroisse
Des femmes sont assises dans l'hiver
Le long de la radio, sur un dernier travail
C'est tard la nuit, il est déjà dans les dix heures
Depuis longtemps dorment dans les chambres glacées
Des enfants protégés du mal par un signe de croix
Des femmes sont assises dans l'hiver. Il fait grand froid.
A la gare on attend encore le train de Combourg et Dol
Dans la prairie les gitans guettent le sommeil des chevaux
Ils ont plié le cirque dérisoire et ils s'en vont. Demain
Les maçons ne travailleront pas sans doute à cause du gel
Demain il y a messe pour la jeune fille qui est en deuil
De Nantes vient le givre avec ses cuivres. Il fait grand froid.
Paroisse de l'année soixante. O périphérie de la paix
Femme posée comme une lampe à huile dans le silence
Rassemble dans cet écrin-là tous tes enfants. Emporte-les
Vers le bon dieu et qu'on ne nous sépare pas
Demande-lui si c'est bien demain que le payeur passe
Et quand va-t-on enfin goudronner la rue. Tu as froid.
Tu fermes la radio. Tu montes en faisant attention
Vers un endroit que je t'ai préparé dans ma mémoire
Et qui s'est détaché de moi pour vivre, comme une chanson
Où tu es bien parce qu'on ne nous séparera pas.
***
Extraits de Blessé seulement
je suis du côté du regret et du remords
je suis du versant du chagrin et du dépit
je suis de l'épaule de l'est et de la pluie
et du charroi versé dans le chemin du nord
je suis du froid qui mord je suis
de la durée et de la dette
je suis de toi et du mépris
je te vois qui tournes la tête
tu me dois du jour, du dédit
de l'espoir, du temps, de l'esprit
je suis de notre tendresse initiale
je suis le chêne où sont gravées nos initiales
je suis du temps qui reste et de la chaîne qui nous lie
***
Je n'aurai été qu'un passant et une femme à sa fenêtre
Aura laissé tomber sur lui un jour d'été un œil distrait
Conquis dans l'instant le naïf aura soudainement cru être
Quelque conquistador vainqueur. Or il aura juste soustrait
Une minute d'un temps précieux comme l'or. Car apparaître
Etait tout son plaisir à elle et son film. Et puis il chantait...
L'agaçant de ses maladresses comme un pompier d'opérette
Il viendra un temps où l'on ne voudra plus jouer, se compromettre
Ne restera sur le pavé qu'un imbécile stupéfait
Et mort d'avoir aimé d'en bas une apparence à sa fenêtre.
***
Je glisse comme un ongle sur la souffrance longue du temps
cloué à des fidélités absurdes comme un capitaine
d'un bateau qui dévisse sur la mer vertigineusement
dérapant de complainte en plainte et pour espérance lointaine
il a la beauté de l'amante et l'amande des côtes africaines
je navigue une mer mitée déchirée tombée des cimaises vaines
je suis le Hollandais volant qui n'abandonne aucunement son paysage
cette folie vibrante où l'avenir et le passé font rage
marin parcourant ce tableau cette défaite ces années
il vous parle de l'amour fou dans le sifflement des tempêtes
vous cabotez dans le port nul raison gardant réflexion faite
et moi sur ma nappe d'eau lourde la divine soupe qui n'attend
que l'étincelle de Dieu pour flamber je cherche un sourire de celle
qui me sauverait j'abîme mes yeux fous sur les amers du néant
je plaide pour la liberté du peintre et tous les délirants les casseurs de vaisselle
je peins la femme un jour le bras donné soudain qui dessine en bleu un chenal
et l'âme de la belle naufrageuse au loin mais haut comme un fanal
***
on est tué par des riens ; un moustique, une abeille
un mot qu'un air porta, la voile qui faseye
au milieu d'une phrase ou, au milieu du gué
une main qui aura lâché, un regard las
je me souviens de l'heure et du secret caché
je me souviens du brouillard et du col,
de la tache de sang
et là
la ville abandonnée
puis on survit longtemps après le coup de hache
on met du vide sur la plaie on ne dit rien
et c'est le vide qui s'étend on se tait bien
et un jour le vide a conquis le paysage
***
J'ai trop ce deuil en moi pierres à pierres
et je suis couturé de ces routes barrées
des arbres par le vent brisés
sont en travers
des fermes mortes - vent des feuilles
nulle part la voix porte où l'âme veuille
ni le dernier autocar de l'hiver
au pont en bas il n'aura pas tourné
et le café Aux platanes est désert
il n'y a plus âme qui aime âme qui veille
j'ai trop ce deuil en moi voyez de peine
donc pardonnez le vent tournant dans l'esprit harassé
et le hameau perdu la place défoncée
et le souvenir de ces yeux qui encore à l'instant l'a traversée
***
sur nos échecs et sur ce bandeau qu'on retire
ce voile cette gaze pourrie de sang noir
sur nos échecs et la femme qui se retire
sur nos échecs à vivre à chanter sur le soir
à être l'homme qu'on devrait, celui qui parle
juste. Sur la certitude de n'être pas
ne jamais réussir à être l'homme. Et sur la
déchirure du crépuscule. Et sur ses pas
luand la femme s'est reculée laissant le paysage
et déroulant la douleur après elle
sur nos échecs sur ce pus noir sur cette croûte
sur cette boue sur ce pus cet épuisement
tandis que la femme impatiente fuit comme une route
construisons quelque chose une notion du temps
un soupir en forme de volute ou de fleur de glaire
notre lassitude exprimée en forme de scansion
sur la blessure et quand la femme se retire
comme le pansement excitant le mal avec elle
chantons sur nos échecs soufflons sur la blessure
sur nos échecs marchons sur ce terreau chantons